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[The Conversation] Pourquoi il faut s'intéresser aux émotions des enseignants débutants
Un article écrit par Marie-Claire Lemarchand-Chauvin, Docteure en didactique de l'anglais (chercheure associée à l'université Sorbonne-Nouvelle, laboratoire PRISMES, SeSyLIA), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).
Après avoir longtemps été passées sous silence, car jugées néfastes et contraires à la raison, les émotions connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt tant au sein du grand public que dans le cadre de la recherche. En montrant qu’émotions et cognition sont indissociables, Damasio a redonné leurs lettres de noblesse aux émotions dans le contexte éducatif.
Depuis la fin des années 1990, des études internationales se sont penchées sur les émotions dans la salle de classe. Ces recherches portent le plus souvent sur les émotions des élèves et leur lien avec les apprentissages. Lorsqu’elles s’intéressent aux émotions des enseignants, c’est généralement pour analyser leur impact sur les élèves et les apprentissages. Mais dans le contexte actuel de crise d’attractivité du métier, les étudier en tant que telles pourrait aider à comprendre comment les enseignants vivent leur métier, et ce qui pousse un nombre croissant d’entre eux à démissionner, et notamment en début de carrière.
S’il existe initialement une crise de vocation qui explique pour une part la pénurie d’enseignants, un grand nombre de stagiaires s’inscrivent toujours en formation initiale en manifestant une grande motivation pour le métier. Ce n’est qu’en cours d’année qu’ils expriment un certain mal-être.
Peu de recherches ont été jusque-là consacrées aux enseignants novices (les stagiaires et les enseignants nouvellement titularisés) en France. Quelles émotions ressentent-ils au quotidien ? Qu’est-ce qui déclenche leurs émotions ?
Un tourbillon émotionnel
Rappelons qu’une émotion n’est pas une simple réponse à un stimulus comme on l’a longtemps pensé. Elle ne peut se définir de manière isolée car elle a besoin d’un contexte pour se construire. Son point de départ réside dans la représentation/l’image mentale/le scénario qu’une personne se fait d’une situation. Lorsque ce scénario se confronte à la réalité, le décalage engendré fait alors émerger l’émotion.
Les enseignants novices débutent leur carrière avec des représentations du métier liées à leur parcours d’élèves en réussite, aux clichés véhiculés par les médias et le grand public tels « Les profs sont toujours en vacances », « être enseignant est le plus beau métier du monde », « enseigner l’anglais à des débutants demande peu de préparation », « dans certains quartiers, ça ne peut que mal se passer », etc.
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Ces images mentales génèrent chez les débutants des représentations fantasmées de ce qu’est un « bon » enseignant, un « bon » élève, un « bon » cours, de l’institution, des collègues, etc. La réalité effective en classe peut être fort différente et ce décalage peut engendrer des émotions intenses, voire douloureuses.
Afin de comprendre quelles sont les émotions les plus fréquentes chez les enseignants, ce qui les déclenche et comment elles évoluent avec l’expérience, une étude a été menée durant quatre ans, de 2016 à 2019, avec des cohortes de professeurs d’anglais novices et des enseignants plus expérimentés à différents stades de leur carrière.
L’analyse des réponses obtenues a permis d’observer que, quels que soient leur ancienneté et leur niveau de compétences, les enseignants ressentent majoritairement des émotions négatives au quotidien (57,5 % chez les enseignants novices). Cependant, si on établit un classement des émotions en fonction de leur nombre d’occurrences, la joie arrive toujours en première place, et la colère en deuxième position. Ceci signifie que le métier d’enseignant joue sur les extrêmes et n’est pas de tout repos émotionnellement parlant.
Entre doutes et colère
De manière assez cohérente, la rupture du contrat pédagogique, et plus spécifiquement le « comportement inadapté des élèves » émerge comme le premier élément déclencheur de la colère, comme on peut l’observer dans l’exemple suivant :
« J’ai ressenti de la colère avec une classe de sixième pénible aujourd’hui : bavarde, passive, travail non fait. Si l’on ne peut plus compter sur les petits sixièmes pourtant assez craintifs face à l’autorité, alors où va-t-on ? ! »
On constate ici que la représentation que l’enseignant s’est construite à propos des élèves de sixième (« petits sixièmes pourtant assez craintifs face à l’autorité ») est en décalage avec la réalité en classe (« une classe de sixième pénible »), ce qui génère de la colère.
Un autre enseignant raconte :
« J’avais tout orchestré comme on nous l’a appris et comme le fait ma tutrice. Je me suis même procuré un clavier et une souris sans fil pour que les élèves écrivent eux-mêmes. Tout était fait pour bien se passer. Mais, comme d’habitude, trop de bavardages, insolence, des “mais je n’ai rien fait” alors que je VOIS les élèves faire ! J’en ai eu marre et j’ai fini par hurler. »
Là, ce sont trois scénarios qui sont contrariés : celui de « l’enseignant stagiaire performant » qui parvient à faire un « bon » cours et auquel « les élèves adhèrent ». La colère ne peut qu’être forte comme en attestent ses hurlements.
La colère peut être en lien avec l’enseignant lui-même, surtout en début de carrière. Elle peut venir de sa difficulté à mettre en place son identité professionnelle, à ses doutes et questionnements sur ses pratiques et sa légitimité, ce qui est très fréquent chez les novices et pourrait expliquer certaines démissions précoces. Je ressens de la « colère de ne pas avoir réussi à canaliser une de mes classes et d’avoir pris du retard. J’ai fait un cours très éloigné de ce que j’avais prévu », note ainsi un participant de l’enquête. La représentation mentale du cours est ici explicite, à travers « ce que j’avais prévu ».
Quelle que soit l’ancienneté des enseignants, tous ressentent de la colère lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir donné un « mauvais cours » et/ou ont conscience de leurs difficultés et erreurs, comme le montre le témoignage suivant :
« J’ai ressenti de la colère envers moi-même en excluant un élève. C’était pour moi un échec. Je n’ai pas réussi à sauver cet élève. »
On y voit un décalage entre la représentation du professeur tout-puissant et sans faille, et la réalité du terrain.
La colère peut aussi provenir d’un décalage entre la vision que l’enseignant a de l’institution et la réalité : « Je ressens de la colère et de la solitude car je me sens jugée, évaluée, critiquée, mais pas soutenue », dit l’un des participants ; « La colère, la fureur. Le sentiment que notre matière est totalement sacrifiée, que notre travail, notre profession sont dévalorisés, réduits à néant. Ras-le-bol, envie de me barrer de l’éducation nationale », écrit un autre.
Déconstruire les représentations
Si le métier engendre de la colère, il suscite aussi beaucoup de joie. La réalisation effective peut être en adéquation (décalage zéro) avec le scénario que l’enseignant a élaboré, voire aller au-delà (décalage positif) en se passant « mieux que prévu ».
Voici quelques exemples d’émergence de la joie, liés à l’implication des élèves : « Je m’attendais à ce que peu d’entre eux fassent quelque chose de constructif. Joie qu’ils soient impliqués dans l’activité et montrent de l’enthousiasme », à leur réussite : « joie de voir mes élèves réussir leur évaluation finale mieux que je le pensais », et à leur connivence avec leurs professeurs : « surprise et joie qu’un élève me dise qu’il espère que je serai sa prof l’année prochaine ».
Ce sont des vecteurs importants, quelle que soit l’ancienneté des enseignants, tout comme la perception d’avoir donné un « bon cours ». Les novices ressentent aussi de la joie lorsqu’ils se sentent progresser et soutenus par l’institution.
Les enseignants novices sont pris dans un tourbillon émotionnel au quotidien dans lequel les émotions négatives dominent. Si la colère est très présente et douloureuse, la joie est aussi au rendez-vous. Ces émotions sont engendrées par le décalage (négatif ou positif) entre les scénarios échafaudés et la réalisation effective. Une réflexion sur ces représentations afin de les analyser pour les déconstruire apparait aujourd’hui comme un axe central de travail à généraliser au sein de la formation initiale pour lutter contre la souffrance des enseignants novices et l’échec des débuts de carrière.
Marie-Claire Lemarchand-Chauvin, Docteure en didactique de l'anglais (chercheure associée à l'université Sorbonne-Nouvelle, laboratoire PRISMES, SeSyLIA), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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